Dans
Le poids de la langue (titre du no 11 de la revue TXT, paru en 1979, et titre d'un essai à l'intérieur) Gérard-Georges
Lemaire cite Herder et son Traité sur l'origine des langues à l’appui du sentiment (j’emploie le mot à dessein, et pas
le mot thèse) que "nous" aurions,
humains, d’être déficients de nature, et que la langue est une affaire qui aurait pu mieux marcher pour nous. En termes TXT : il
faut "retrouver" la langue par ses trous, de biais, anamorphiquement, animalement, etc. Mais je cite le sentiment de la déficience, qui brouille
les pistes, direct, d’une nature non-contractée
(que le sentiment n’arrive pas à traduire en culture - synonyme possible de « nature humaine ») :
<on serait placé> devant le paradoxe suivant : la langue est la condition nécessaire et suffisante de l’humanité, mais elle n’est pas donnée à l’homme de nature. Pour Herder la langue vient pour pallier une déficience dans l’organisation instinctuelle, pour apporter à l’être humain une compensation à sa déplorable insertion dans l’ordre naturel (qui est aussi ordre de signifiance). En sorte que le principe culturel, loin d’être un privilège, est un vice de forme et d’adaptation <je souligne> .
Or, Herder ne dit pas tout à fait ça. Mais :
<l'homme est> si démuni et esseulé, au point où il ne lui est pas donné de langue pour exprimer ses manques ! Non, une telle contradiction n’est pas dans la conduite de la nature. Il faudrait, en place d’instinct, des forces cachées dormant en lui. Il est né muet, mais –
Je reviens quand même à mes moutons dualisants, exceptionnels / déficients. Herder est d’une rigueur littéraire
qu’un philosophe seul, peut-être, peut avoir (le littéraire aura une autre
rigueur, notamment fantasmatique - pour un meilleur aussi) : faire parler la nature, ici, c’est surtout dire
que tu ne sortiras jamais du langage par aucun trou (le trou est un mot), mais que la langue est aussi légère dans son principe que son poids est
précis et justifié dans la recherche du sens : la nature (traduisez :
nature-nature) n’a jamais voulu que tu sois animal ou homme. Elle s’en fout.
Cette nature-là, d’ailleurs, n’intéresse centralement ni Kant ni Herder, qui ne
sont ni biologistes ni géologues. En revanche, La nature sensée, celle qui intéresse le désaxement du sens humain
(un premier désaxement consiste à ne pas
croire aux instincts, à bien se techniciser pour vivre, être capable de
produire des hypothèses sentantes) a
« voulu » que tu parles. Rien de plus criant (la bête humaine crie),
dans ce « vouloir », que l’impossibilité même de faire taire l’homme
là où il n’y a rien. La nature n’est rien, pour l’homme, que du devenir-humain.
Elle est tellement rien qu’Herder, comme Kant, ne peuvent s’empêcher de la faire parler (ce qu’ailleurs, en poème, on appelle la violence de la forme, autant
rationnelle que physique sur la page), plutôt que d’imaginer qu’elle parle : il n’y a pas de commencement littéraire et poématique (si le poème est un « faire » concret de la
pensée) plus évident dans cette tournure-ton de Herder - avant toute "thèse soutenue" qui aurait le malheur d’être abstraite (« rien de plus
maladif que la raison », dirait le Contresens d’Herder). Tout le reste est
« littérature » fantasmatique, merde décisive comme ratage magnifique, sucrerie de gare comme énième torchon de Rentrée Littéraire Permanente. Seule la merde est indispensable, mais elle n'est jamais plus vraie ou "crue" que la viande technique qu'on est.
Reste que : ce
« reste » de langue qui merde aurait tort de ne pas assumer son sort de figurine jouée parmi les hommes trop prompts
à être des hommes. Et il y a une impatience à être homme, qui ressemble à
l’envie d’être un animal - un déguisement grandeur nature. Maintenant, une
hypothèse à vivre : personne ne sort du spectacle en faisant le fou, personne n’y entre vraiment,
d’ailleurs, parce qu’il y a déjà suffisamment de légèreté dans le poids des
bombes lentes d’une pensée pour ne pas simplement se décrire l'imagination qu'on a de sauter.
* Chez Kant : "La nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l'agencement mécanique de son existence animale et qu’il ne participe à aucun autre bonheur ou à aucune autre perfection que ceux qu’il s’est créés lui-même, libre de l’instinct, par sa propre raison. La nature, en effet, ne fait rien en vain et n’est pas prodigue dans l’usage des moyens qui lui permettent de parvenir à ses fins. Donner à l’homme la raison et la liberté du vouloir qui se fonde sur cette raison, c’est déjà une indication claire de son dessein en ce qui concerne la dotation de l’homme." (Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique)
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Le scan en vignette est empruntée au site du Terrier : http://www.le-terrier.net
Le Traité sur l'origine des langues, de Herder, est disponible aux éditions Allia :
http://www.editions-allia.com/fr/livre/479/traite-sur-l-origine-des-langues